Ladislaus von Bortkiewicz  

(1890) 

"Léon Walras, Éléments d'économie politique pure, 2e edition", 

Revue d'économie politique, Vol. 4, No. 1 (January-February), p.80-86. 
 

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Bortkiewicz is responding to two articles by Francis Ysidro Edgeworth: one is Edgeworth's review of Walras's Elements published in Nature (Sept. 5, 1889), the other is Edgeworth's opening address to the British Association for the Advancement of Science which was jointly published in Nature, Sept. 12, 1889, and in the Journal of the Statistical Society of London, Dec. 1889 and later reprinted in his Papers Relating to Political Economy, (1925, Vol. 2, Section VI, essay a).  Edgeworth replied to Bortkiewicz's criticisms with a rejoinder published in the Revue d'économie politique (1891).

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[p.80]

BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE 

Léon Walras, Éléments d'économie politique pure, ou Théore de la richesse sociale, 2e édition -- Guillaimin et Cie, Paris.1

Le problème abordé par M. Léon Walras dans ses Élements d'économie politique pure, dont la seconde édition a paru récemment, est un problème assurément très vaste et très complexe qui pourrait s’énoncer en ces termes : « Etant donnés des individus, membres d’une société économique soumise au régime de la libre concurrence, possédant certaines quantités de capitaux fonciers, personnels et mobiliers, ayant certains besoins de services et de produits et certaines dispositions à l’épargne, déterminer les quantités respectives des divers produits et des divers capitaux mobiliers neufs qui seront fabriquées, ainsi que les prix courants des services, produits et capitaux neufs.»

Je suis de ceux qui estiment que, d’une façon générale, M. Walras a résolu ce grand problème, grace, d’une part, au bon choix de ses définitions et conceptions économiques : offre et demande effectives, utilité, services comommables et producteurs, produits, entrepreneur, marchtés des services et des produits, etc., et, d’autre part, à une heureuse division mathématique du problème consistant à chercher successivement, pour les superposer en quelque sorte les uns aux autres, l’équilibre de l’échange, l’équilibre de la production et l’équilibre de la capitalisation. Et, loin d’avoir été ébranlé dans ma conviction, j’y ai été plutôt affermi par certaines critiques élevées contre la doctrine de M. Walras du sein du groupe d’économistes qui, en Angleterre, appliquent aussi la méthode mathématique à l’élaboration de l’économie politique pure.

Deux articles ont paru récemment dans la revue anglaise Nature (Nos des 5 et 19 septembre 1889) sur la théorie mathématique de l’économie polilique. Le premier est un article bibliographique ayant pour titre : The mathematical theory of political economy, signé F. Y. E., et contenant un examen critique du beau livre de [p.81] M. Léon Walras. Le second est un discours d’ouverture (Opening Address) prononcé par le professeur F. Y. Edgeworth, président de la section d’économie politique et de statistique, à la réunion de l’Association Britannique pour l’avancement des sciences qui a eu lieu à Newcastle, en septembre 1889. Ces deux articles ayant été écrits évidemment par la même main, -- impossible de s’y méprendre, -- et traitant du même objet, il me sera permis, je crois, pour défendre la cause de M. Walras contre quelques-unes des critiques de M. Edgeworth qui me paraissent mal fondées et injustes, de ne pas m’en tenir uniquement aux quelques lignes que M. Edgeworth a consacrées au livre de M. Walras, mais de prendre aussi en considération les vues exposées dans le discours prononcé à l’Association Britannique. Il serait même impossible de répondre aux reproches que M. Edgeworth adresse à M. Walras sans savoir quelles sont les idées positives de l’auteur anglais, tellement ces reproches sont mis sous une forme succincte et concise et, en outre, dépourvus de tous motifs à l’appui.

Ainsi, le premier reproche que fait M. Edgeworth à M, Walras est de « n’avoir pas considéré le rôle que la disutility of labour, pour employer l’expression de Jevons, joue dans l’équilibre économique, comme il aurait dû le faire au lieu de restreindre son attention à l'utilité finale.» (p. 435, col. 1). Et c’est tout. Il faut avouer que c’est peu. Heureusement, cette observation se trouve reproduite et développée dans le second article de M. Edgeworth (pp. 497-498). Ici, l’auteur expose plus longuement et cherche à démontrer l’idée exprimée par Marshall en ces termes : « Il est erroné de dire avec Ricardo que les frais de production déterminent, à eux seuls, la valeur; mais il n’est pas moins erroné de faire de l’utilité, comme d’autres l’ont fait, l’unique fondement de la valeur. » Et M. Edgeworth lui-même paraît dans le doute sur la question de savoir « si c’est le coût de production ou le degré final de l’utilité (la rareté) qui, en fin de compte, sert le mieux à expliquer les phénomènes économiques. » Voilà qui est clair. Et il est certain que cette manière de concevoir le problème de la valeur est directement opposée, non seulement à la théorie de M. Walras, mais aussi à celle de l’école dite autrichienne (Menger, Wieser, Böhm-Bawerk, Sax). Il serait absolument oiseux et inutile de discuter ce point avec M. Edgeworth; je ne pourrais mieux faire que de reproduire ce qui a été écrit en cette matière par l’auteur [p.82] des Éléments d’économie politique pure, d’une part, et les nouveaux économistes allemands, d’autre part. M. Walras a démontré ce qu’il y avait d’illusoire dans la théorie qui fait du coût de production le fondement et la mesure de la valeur d’échange. Etant données, sur un marché régi par la libre concurrence, pour chaque échangeur, les quantités possédées de produits et leurs utilités en fonction de ces quantités, les prix de vente sont par cela même déterminés; donc toute considération relative au coût de production doit être négligée, puisque, si on s’avisait d’introduire, comme éléments du problème de la détermination des prix, les conditions de la fabrication des produits, on obtiendrait un système comportant plus d’équations que d’inconnues. Pour utiliser ces équations en excédant, il faudrait considérer comme des inconnues, et non plus comme des données, les quantités de produits échangées; et c’est bien ainsi que procède M. Walras, mais seulement quand il passe de l’équilibre de l’échange, impliquant la seule égalité de l’offre et de la demande effectives, à l’équilibre de la production, impliquant, en outre, l’égalité du prix de vente et du prix de revient. Il est vrai que M. Edgeworth semble contester à M. Walras la possibilité de poser et de résoudre ainsi le problème de la production. Il admet qu’il suffit de connaître, pour chaque individu, les quantités possédées de produits et les courbes d’utilité en fonction de ces quantités pour déterminer les prix des produits sur un marché constitué par ces individus. Mais il prétend que cela n’est vrai qu’en tant qu’il s’agit du type de marché le plus simple (the simplest type of market). Par contre, « si nous passons aux complexités qui surgissent de la division du travail, le problème cesse d’être un simple problème d’algèbre ou de géométrie. Et alors, fussions-nous même en possession des données numériques relatives aux motifs agissant sur chaque individu, on pourrait à peine concevoir qu’il soit possible de déduire a priori l’état d’équilibre auquel tendrait un système compliqué à ce point » (p. 498, col. 2). Il est à regretter que M. Edgeworth n’ait pas précisé son idée. Il aurait dû faire voir au lecteur de quel genre sont les modifications apportées au marché par la division du travail qui font que les conditions qui étaient jusqu’alors les conditions suffisantes et nécessaires du problème de la détermination des prix cessent de l’être. Faute par lui d’avoir apporté la moindre preuve à l’appui de son assertion, et nous trouvant, d’autre part, en présence de la [p.83] solution patiemment fournie par M. Walras, nous croyons la théorie mathématique de la production possible comme celle de l’échange. Et l’origine de la valeur, telle qu’elle ressort de l’ensemble de ces deux théories, nous semble parfaitement claire.

La vraie raison pour laquelle M. Edgeworth et bien d’autres se refusent si obstinément à accepter une théorie de la valeur d’échange qui ne fait aucune part aux frais de production semble résider en ce fait d’expérience commune que, sur un marche régi par la libre concurrence, les produits s’échangent en raison de leurs prix de revient. Ce phénomène se produisant régulièrement, n’est-il pas naturel qu’on soit tenté d’y voir la loi fondamentale de la valeur, le vrai principe de la détermination des prix? On a beau avoir suivi et compris la démonstration de cette vérité qu’étant données les quantités possédées de produits et leurs utilités, les prix se déterminent indépendamment des frais de production, reste le fait que les prix de vente sont égaux aux prix de revient, et on est invinciblement porté à penser que l’utilité n’est pas le seul fondement ni la seule mesure de la valeur d’échange; on se croit en présence de deux principes de la détermination des prix, et on balance entre les deux, comme le fait M. Edgeworth (p. 498, col.1) ou, ce qui est pire encore, on accepte l’un et l’autre, comme c’est le cas du célèbre économiste et sociologiste allemand Schäffle. Je crois, pour ma part, qu’une bonne théorie de l’économie politique doit compter avec le fait de l’égalité des prix de vente aux prix de revient, car, autrement, elle serait incomplète; et je crois, en outre, que le système de M. Walras satisfait parfaitement à la condition requise. A la vérité, dans ce système, la condition de l’égalité des prix de vente aux prix de revient ne figure pas dans la théorie de l’échange qui considère les quantités de produits comme des données du problème. Mais elle figure dans la théorie de la production à laquelle il appartient de considérer ces quantités de produits comme des inconnues et de démontrer qu’elles se déterminent en vue de l’égalité des prix de vente aux prix de revient. Donc, l’équilibre économique qui comprend a la fois l’équilibre de l’échange et l’équilibre de la production ne saurait être atteint qu’à la condition de la dite égalité des prix de vente aux prix de revient. Il est tout à fait surprenant de lire dans l’article de M. Edgeworth que M. Walras semble avoir fait abstraction du coût de production considéré au point de vue des sacrifices et des [p.84] efforts qu’il implique. Les « sacrifices et efforts, » mais ce n’est qu’un autre terme pour ce que M. Walras appelle les « services des capitaux personnels. » Apparemment, M. Edgeworth ne distingue pas nettement le marché des produits du marché des services ou, ce qui revient au même, l’équilibre de l’échange de l’équilibre de la production. Ce n’est pas le moindre mérite de M. Walras d’avoir insisté sur cette distinction importante.

Mais M.Edgeworth ne distingue pas mieux l’équilibre de la capitalisation de celui de la production qu’il ne distingue l’équilibre de la production de celui de l’échange. Il croit qu’il ne sert à rien de traiter spécialement le problème de l’utilité maxima des capitaux neufs, vu que, « le prix du capital étant déterminé par concurrence, il résulte de la théorie générale de l’offre et de la demande que l’utilité maxima de toutes les parties intéressées se réalise dans le même sens que dans les autres marchés » (p. 435, col. 1 et 2). On peut objecter au critique anglais : 10 que le concept de l’utilité des capitaux n’est pas le même que celui de l’utilité des produits consommables, l’utilité des capitaux étant en quelque sorte dérivée de celle des revenus auxquels les capitaux donnent naissance; 20 que la théorie de la capitalisation s’occupe du problème relatif aux quantités fabriquées des capitaux neufs, tandis que ces mêmes quantités sont considérées comme données dans la théorie de la production. Voilà donc un troisième problème tout nouveau qui ne saurait être traité comme un cas particulier d’aucun des problèmes résolus dans les chapitres précédents du livre de M. Walras. Il devient évident que M. Edgeworth n’a pas du tout saisi la corrélation existante entre les trois parties du système des Éléments d'économie politique pure -- Dans la théorie de l’échange, il s’agit de déterminer les prix des produits, étant données les quantités fabriquées de ces produits. -- Dans la théorie de la production, ces quantités de produits figurent à titre d’inconnues qui se déduisent des quantités données de capitaux fonciers, personnels et mobiliers. Quant aux premiers (les terres), leurs quantités sont toujours des donnees du problème et non des inconnues. Les facultés personnelles des hommes ne dépendent pas non plus du mouvement de la production industrielle, mais de celui de la population (Éléments, p. 266). -- Restent les capitaux mobiliers (artificiels), ou capitaux proprements dits, dont les quantités peuvent être considérées comme des inconnues; il s’agit de démontrer comment elles [p.85] se déterminent, et c’est là l’objet propre de la théorie de la capitalisation.

Il importe de signaler encore un point de divergence entre M. Walras et M. Edgeworth. Les conditions d’équilibre économique s’expriment mathématiquement par un système d’équations. M. Walras prétend et démontre que « le mécanisme de la hausse et de la baisse des prix sur le marché, combiné avec le fait du détournement des entrepreneurs des entreprises en perte vers les entreprises en bénéfice, n’est rien autre chose qu’un mode de résolution par tâtonnement des équations de ces problèmes » (p. XVIII de la Préface). M. Edgeworth concède à l’auteur des Éléments que les équations exprimant l’équilibre du système économique peuvent être en effet résolues au moyen du mécanisme de la hausse et de la baisse des prix; mais il pense que « c’est là une voie, non pas la voie d’acheminement à l’équilibre. » Certes, il peut y avoir plus d’une méthode pour résoudre un système d’équations donné; mais nous n’avons pas, dans le cas présent, un problème d’algèbre devant nous; il s’agit plutôt de montrer quel est le procédé réel, effectivement employé sur le marché, qui constitue le mode de résolution des équations données. Y aurait-il peut-être, d’après M. Edgeworth, un autre phénomène économique se produisant sur le marché et pouvant être regardé comme mode de résolution des équations en question? Non. M. Edgeworth croit bonnement qu’il est tout simplement oiseux de chercher à démontrer la voie suivant laquelle le système économique est amené à l’équilibre, et il trouve une confirmation de cette vue dans l’opinion émise par Jévons, à savoir que les problèmes relatifs à l'équilibre économique doivent être traités au point de vue statique et non pas dynamique. «La condition réelle de l’industrie, dit Jevons à la p.101 de sa Theory of political economy, 2e édition, et celle d’un mouvement et changement perpétuel. Continuellement les produits se fabriquent, s’échangent et se consomment. Si nous voulions avoir une solution complète du problème dans toute sa complexité réelle, il aurait fallu le traiter comme un problème de mouvement, de dynamique. Mais il aurait été assurément absurde d’essayer de résoudre celui des deux problèmes qui est le plus difficile, quand le problème relativement le plus facile est encore si loin d’être parfaitement résolu. C’est donc en probléme purement statique que je vais tâcher de traiter les effets de l’é-[p.86]change. Les porteurs de produits seront envisagés non pas comme livrant continuellement ces produits au courant du commerce, mais comme possédant certaines quantités fixes qu’ils échangent jusqu’à ce qu’ils arrivent au point d’équilibre. » Eh bien, le mode de résolution des équations d’équilibre, étudié par M. Walras est absolument conforme à l’idée que Jevons s’est faite de la nature de ces équations. Quant au problème de l’échange, M. Walras l’envisage au point de vue purement statique, en ce sens qu’il suppose les quantités possédes de produits comme étant des quantités constantes, et les courbes de rareté comme ne variant pas; ces suppositions, il les maintient en devant la question de la résolution des équations, de l’échange par la hausse et la baisse des prix. Et quant aux problèmes de la production et de la capitalisation, il n’y a qu’à lire, aux §§ 203 et 247 de son ouvrage, la définition de ce qu’il entend par « une reprise de tâtonnement », pour demeurer convaincu qu’il les aborde exactement de la même façon. Donc le critique anglais a eu tort en reprochant à M. Walras d’avoir passé du point de vue statique au point de vue dynamique, du moins si on emploie ces termes dans l’acception de Jevons. Et, en fin de compte, il est difficile de comprendre pour quelle raison M. Edgeworth trouve (p. 435, col. 2) qu’ « après tout ce n’est pas une très bonne idée » que celle qui fait du mécanisme de la hausse et de la baisse des prix le mode de résolution des équations d’équilibre. La preuve fait défaut; et on voit aisément que Jevons, interprété fidèlement et exactement, ne peut servir d’appui au reproche mal fondé du critique anglais. Il y a lieu, au surplus, de remarquer ici que Cournot, en traitant la question de la détermination des prix sous un régime de monopole, dans le cas où le nombre des monopoleurs est supérieur à l’unité, a eu recours précisément à ce qu’on pourrait appeler la méthode de tâtonnements successifs; et cela n’empêche pas M. Edgeworth de trouver que Cournot a analysé en maître (Cournot's masterly analysis) le problème de l’échange dans l’hypothèse du monopole.

LADISLAS BORTKÉVITCH.

Saint-Pétersbourg, 5/17 décembre 1889.

 

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FOOTNOTES

1 [p.80] Voyez ci-dessus dans le même numéro (pp. 16 et suivantes), l'article de M. Beaujon, à propos du livre de M. Walras.

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